Je ne vais pas y aller par 4 chemins : les professionnels ou les amateurs qui ont présenté ce cycle comme un shonen enchaînant les bastons, ou comme de la BCF molle farcie de clichés sont des gros menteurs.
On retrouve certes l’esprit de la Fantasy des années 80 puisqu’on part d’un ado candide dans sa cambrousse, mais ce parti pris permet de planter le décor et est bien exploité car nulle trace de douteux level-up / power-up.
Le ton est certes plutôt Young Adult au départ, et cela colle bien aux personnages adolescents du début du roman ; mais je trouve que le style est vraiment très fluide (le traducteur Laurent Queyssi doit fatalement y être pour quelque chose) et gagne peu à peu en maturité au fur et à mesure du temps qui passe pour les personnages.
Si cet aspect est perfectible, il est fort à parier que l’auteur va s’améliorer lui aussi avec le temps qui passe.
J’ai retrouvé la poésie du
Nom du Vent, mais ici l’univers est plus riche et il se passe beaucoup plus de choses.
J’ai retrouvé la noirceur d’
Un Monde sans Dieux, mais les personnages sont acteurs et non victimes de leur destin.
L’univers :
Dans son arrogance, l’humanité a oublié les démons et les moyens de les combattre.
Les humains étaient des millions, maintenant ils ne sont plus que des milliers.
La démonologie est assez simple, basée sur les éléments et les minéraux, mais forme un bestiaire assez varié.
Car désormais la nuit appartient aux chtoniens, et les humains travaillent la journée d’arrache-pied pour accumuler les ressources qui leur permettent de survivre aux rejetons des ténèbres entre le coucher et le lever du soleil.
Les distance-temps se sont bien allongées et dangereusement mortels se révèlent les voyages de plus d’1 journée !
Du coup chaque communauté vit en vase clos, terrée dans sa propre terreur des démons nocturnes, et les nécessaires interactions avec le monde extérieur sont empreintes suspicion et de tensions, chacun cherchant à tirer profit des autres.
La belle idée de l'auteur, c’est que cet univers on le découvre par le bas à travers les yeux des petites gens.
Cela change vraiment agréablement des soap opéra où rois, princes, nobles et cie se crêpent le chignon.
Car les conflits entre artisans et commerçants n’ont rien à envier aux complots des grands.
Car les commérages des villageois n’ont rien à envier aux intriques des courtisans
Mais surtout cela nous permet de nous faire partager ce sentiment d’impuissance ressenti par les personnages.
On tremble plus pour ces pauvres bougres regroupés derrière 1 porte de bois et 4 murs en torchis que pour ces puissants retranchés dans leur palais de marbre recouverts de runes qui comptent sur les démons pour éliminer les bouches inutiles.
L’auteur nous fait donc découvrir les métiers de la campagne avec ses traditions bigotes et ses inavouables secrets, avant de passer aux villes avec ses Messagers, ses Protecteurs, ses Jongleurs, ses castes rigides, ses corporatismes stupides.
On notera un zeste de post-apo, puisque plusieurs fois est fait mention des connaissances & machines de l’Avant.
Mais ce qui m’a marqué c’est le parallèle entre cet univers et celui de
Berserk ;
le héros semble marcher dans les pas de Guts, un enfant traumatisé qui s’est transformé en vengeur solitaire aux marges de l’humanité, un guerrier impitoyable mais aussi un formidable meneur d’hommes qui peut changer la face du monde.
On retrouve ainsi cette ambivalence entre le monde des grands où tout n’est orgueils et préjugés et le monde des paysans laissés à l’abandon face aux démons, et le final de ce 1er tome est vraiment assez proche de l’attaque du village d’Enoch.
Après la bataille du Creux du Libérateur, L’Homme-Rune a-t-il enfin trouvé des compagnons pour mener sa révolution ?
Les personnages :
On suit durant 600 pages 3 points de vue différents :
- Arlen, en conflit avec son père, qui va jurer la perte des démons et découvrir le vaste monde
- Leesha, en conflit avec sa mère, qui veut compter pour son intelligence et non pour sa beauté.
- Rojer, l’orphelin traumatisé et mutilé recueillit par un baladin sur le déclin (qui a dit
Rémi sans Famille ?)
Ce personnage qui place son avenir dans son amour pour la musique est assez proche du Kvothe de Rothfuss.
Encore une fois 3 héros adolescents, du moins au départ, car 14 années s’écoulent du début à la fin du tome 1.
Nous découvrons avec eux Val Tibbet, Le Creux du Coupeur, Fort Miln, Fort Angiers, le moyen-oriental Fort Krasia, dernier endroit du monde libre où l’humanité n’a pas abdiquée et où les hommes luttent chaque nuit contre les démons
Dans chaque lieu, on a droit à une galerie assez fournie de personnages secondaires attachants ou détestables.
Certains pourront trouver ces personnages secondaires pas assez fouillés, mais Peter V. Brett n’a pas voulu écrire une saga fleuve avec 30 points de vue, 100 personnages et 10 000 pages de tirage à la ligne.
Moi j’ai trouvé très touchant Ragen le courageux Messager, la belle Elissa raillée pour sa mésalliance et sa stérilité, Bruna la vieille guérisseuse misanthrope, Arrick le troubadour alcoolique, Jaycob le vieux jongleur qui retrouve le bonheur.
Certains pourront trouver ses personnages secondaires clichés
Et bien dans les petits villages et les petites villes IRL, on les retrouve bien certaines mentalités soi-disant clichés.
L’intrigue :
On se retrouve donc avec une traditionnelle quête initiatique, mais particulièrement bien fichue :
pas d’Elu, pas de Prophéties, pas de Méchant Millénaire et pas d’Artefact Ultime pour le vaincre…
D’ailleurs le héros méprise ceux qui attendent désespérément le messie : pour changer le monde il va falloir se prendre en main, se bouger les fesses et lutter pied à pied avec les chtoniens sous peine de voir l’humanité périr à petit feu.
Ce qui révèle la richesse de l’intrigue c’est le nombre de possibilités qu’elle a offert en amont à son auteur :
- on aurait pu évacuer le point de vue de Leesha et mettre en parallèle les destins d’Arlen et Rojer, tous les 2 blessés par la perte de leur mère, tous les 2 cherchant à exorciser leurs propres démons en se confrontant aux démons
l’un en les combattant avec ses poings, l’autre en les charmant avec son violon
- on aurait pu alterner les points de vue de Leesha et Rojer et faire commencer le livre à la 5e partie et faire découvrir l’histoire d’Arlen à rebours (comme dans
Berserk)
- on aurait pu uniquement alterner les points de vue Arlen et Leesha, 2 personnes fragiles émotionnellement, pour faire quelque chose de plus psychologique, de plus intimiste, un peu à l’image de l’Assassin Royal de Robin Hobb
- on aurait pu carrément abandonner Leesha et Rojer, partir de la 4e partie, enchaîner avec le tome 2 pour se rapprocher de l’ambiance comics des
Seigneurs des Runes de David Farland avec sa magie des runes et ses démons chtoniens
(l’Homme Rune du Nord contre le Shar’Dama Ka du Sud = Gaborn l’occidental contre Raj-Athen l’Oriental)
Peter V. Brett a sans doute choisi l’option narrative la plus conventionnelle pour rendre son récit plus accessible.
Mais du coup on se retrouve avec un découpage entre 3 points de vue disjoints, inégaux en taille et en contenu qui donne l’impression de recommencer à zéro à chaque cliffhanger/ellipse qui marque l’alternance de point de vue.
On pourrait un temps trouver l’ensemble trop convenu, mais de véritables pépites de noirceur émerge de l’ensemble : ségrégation, exploitation, trahison, viol, inceste… (sur ce dernier point j’ai préféré
l’Enjomineur de Pierre Bordage)
Finalement l’homme reste un loup pour l’homme : que l’humanité soit prospère ou au bord du gouffre, de tout temps il y a une minorité de pervers narcissiques prêts à tout et au reste pour exploiter son prochain par ambition, cupidité ou plaisir.
J’envie très fortement ceux qui vont commencer leurs parcours fantasy avec ce cycle.
On peut trouver d’autres livres mieux écrit ou mieux construits, mais celui-ci est sans nul doute très généreux.
Peter V. Brett nous offre une mise en place fort bien remplie : pour un 1er roman, c’est mission accomplie !
Les factions se mettent en place : les ducs de Thesa vont devoir affronter les candidats au titre de Libérateur tandis que les démons sont loin d’avoir révélés tous leurs secrets et plus loin encore d’avoir dit leur dernier mot.
Si on évite éparpillement des POV, grosbillisme de Farland, tirage à la ligne de Rothfuss, on tient un classique !
... A moins que la belle BO du film
Wolfhound ne m’ait envoûté et que je ne me fourre le doigt dans l’œil !
