Tome 1 : Les Douze Rois de Sharakhaï :
Une excellente illustration de couverture de l’excellent
Marc Simonetti, une bonne histoire servie par une plume agréable, un univers intéressant qu’on a envie de parcourir, une cité de caractère à la
Laelith et une héroïne complexe et intrépide qui ne se laisse pas faire… Avec ce premier tome de fantasy orientale, les promesses sont tenues : l’ouvrage de
Bradley Beaulieu est une bonne surprise, sans doute l’une des meilleures de ces dernières années. Ah ça ce n’est pas moi qui fait me fendre d’une critique random, du genre ce n’est pas un chef-d’œuvre, blablabla ce n’est pas non plus le livre de l’année, blablabla cela ne révolutionne pas le genre, blablabla c’est classique donc pas original du tout, blablabla finalement c’est édité par
Bragelonne donc c’est forcément de la daube… Non, pour la faire simple et sincère c’est situé entre la chouette vista de
Brandon Sanderson et la noirceur complexe de
Stella Gemmell, sans parler des cool réminiscences de
Dark Sun et
Legend of the Burning Sands, et sans parler que dans un univers d’hommes les femmes occupent une place de premier plan en étant constamment le moteur du roman et constamment à l’origine des vents du changement !
Sharakhaï est un alter ego fantasy de Samarcande IRL qui pioche autant dans les contes et légendes arabo-musulmans des
Mille et Une Nuits que dans la mythologie hébraïque de la
Bible, et elle règne sur le désert du Grand Shangazi tout autant que sur les routes de la soie qui le traversent… Bien que l’auteur brouille les cartes et se garde encore de livrer toutes les clés de son univers, derrière Miréa, Malasan, Qaimir et les milles terres de Kundhun on peut deviner les ombres tutélaires de Rome, de la Perse, de l’Inde et la Chine… Toutes ces nations lorgnent sur les richesses de la cité tentaculaire, mais depuis plus de 400 ans elle vit sous la férule de douze rois qui ont obtenu la puissance et l’immortalité en passant un pacte de sang avec les Anciens Dieux lors de la bataille tragique de Bet Ihman contre les douze tribus du désert… (Mais l’Histoire est écrite par les vainqueurs, et à Sharakhaï personne à part les vainqueurs ne connaît l’horrible vérité sur ce qui s’est passé ^^) La perle du désert traverse ainsi les générations sous la chape de plomb d’Asad le Roi des Epines, de Cahil le Roi Confesseur, de Besir le Roi des Pièces, de Mesut le Roi Chacal, de Sukru le Roi Moissonneur, de Zehel le Roi des Murmures, d’Ilsan le Roi Eloquent, d’Onur le Roi des Lances, d’Husamettin le Roi des Lames, de Yusam le Roi aux Yeux de Jade, de Kulasam le Roi Errant et de Kiral le Roi des Rois. Ils font appliquer sans pitié leurs volontés grâce aux 144 Vierges Noirs, aux compagnies de Lances d’Argent et aux redoutables et redoutés asirim qui à chaque nuit de Bet Zha’ir quand les deux lunes sont pleines parcourt la ville pour prendre la vie des élus sacrifiés aux dieux…
Premier bon point on évite le sempiternel méchant millénaire : ils sont douze, ils sont cruels, prêts à tout et au reste pour conserver le pouvoir et l’augmenter (la vieille malédiction du pouvoir personnel), et indéniablement rivaux tant ils se tirent dans les pattes les uns les autres quand ils ne se manipulent pas les uns les autres. Mais ils font toujours front commun pour protéger leur cité des convoitises des tribus du désert comme des nations voisines, on nous explique qu’ils sont victimes du fardeau de l’immortalité donc constamment soumis au deuil et au chagrin de la perte des leurs, et que comme tout à chacun ils ont leurs espoirs et leurs craintes : le Roi des Lames est un guerrier sinon à un artiste martial pour qui l’honneur n’est pas un vain mot, le Roi aux Yeux de Jade est un voyant anxieux car hanté par ses visions de l’avenir… (J’avoue sans honte que mon propre projet de saga fantasy est basé sur les mêmes éléments).
Nous sommes dans un récit faussement choral car nous suivons par ordre d’importance décroissant les POVs de la quête de vengeance de Çeda l’inflexible, les mésaventures d’Emre le tourmenté, la quête de vengeance de Ramahd le taciturne et les manipulations d’Ihsan le Roi Eloquent… Encore que la cité elle-même est un personnage en soi, tant l’autant la décrit avec soin avec ses bruits, ses odeurs et ses couleurs, ainsi que les mœurs, les modes et les gastronomies de ses habitants (et c’est plutôt bien rendu à la traduction par le travail d’
Olivier Debernard).
On suit le schéma narratif classique de la quête de vengeance, sauf qu’ici elles sont multiples, qu’elles s’entrecroisent, tantôt alliés tantôt ennemies, voire qu’elles sont imbriquées les unes dans les autres puisque quelque part elles marchent toutes dans les pas de celle Ahya impliquée dans une vendetta séculaire contres les Rois et les Dieux… Qui était-elle ? Quelles étaient ses motivations ? Pourquoi en savait-elle autant ? Pourquoi cherchait-elle à en savoir encore davantage ? Qui était ses alliés et ses ennemis ? Pourquoi s’est-elle rendue à ses adversaires héréditaires quitte à marcher vers son funeste destin ? Et pourquoi a-t-elle conçu une fille pour faire d’elle l’instrument de sa vengeance par-delà la mort ? et achtung spoiler, encore que cela soit pas trop dur à deviner si on suit bien l’histoire,
Pourquoi a-t-elle condamné sa fille à devenir une parricide, vu que dans ses veines coule le sang d’un des Douze Rois ? (dont à la fin de ce tome 1, on ne connaît toujours pas l’identité ^^)
D’habitude je me superméfie des flashbacks (mauvais souvenir de la série Lost, mais plus encore de
La République des voleurs de
Scott Lynch où les 300 pages de flashbacks n’avait aucune incidence sur le récit principal en plus de hacher l’histoire et de délayer la sauce), mais ici c’est passé nickel : en plus de prolonger le côté "Gladiator" du roman, ils sont courts, suffisamment espacés, et jouent le rôle d’interlude dans le rythme du roman tout en éclairant le passé de Çeda et d’Emre, de leur relation plein de non dits qu’on peut qualifier d’histoire d’amour mais qui va plus loin que cela, mais aussi celui de leur entourage (Pelam le laniste, Osman de mafieux, Tariq et Hamid ses sbires, Djaga la gladiatrice devenue batelière, Davud l’étudiant, Ibrahim le conteur, Hefaz le cordonnier, Hefhi le marchand de tapis, Dardzada l’apothicaire, Saliah la sorcière, Tehla la boulangère ou les jeunes Jein et Mala…)
L’auteur a aussi amené un éclairage intéressant sur le phénomène de la radicalisation : d’attentats de la résistance en représailles de la dictature, la violence s’est enracinée dans la population au point qu’on ne fait plus la différence entre les crimes aveugles exercés par les uns et par les autres. Çeda obnubilée par la vengeance n’est toutefois pas prête à l’exercer sur des innocents, et elle essaye de dissuader son ami d’enfance Emre de passer du Côté Obscur ; Ramadh est à mourir pour venger sa femme et sa fille tuées mais pas à tuer des innocent pour la Cause, mais il s’aperçoit que sa belle-sœur qui est passée du Côté Obscur et est prête à tuer un peuple tout entier pour trouver un exécutoire à sa haine… Les Hôtes sans lune ne sont pas sans rappeler la Secte des Assassins, c’est donc tout naturellement que l’entrée d’Emre dans leurs rangs rappellent les méthodes de recrutement des mouvements terroristes… Au final tous les personnages et toutes les populations sont les otages de la terreur et de la violence qui s’exercent depuis trop d’années…
Quelques bémols cependant :
- l’auteur a eu le bon goût de ne tomber ni dans mormonneries mièvres typique de la fantasy américaine ni dans le grimdark pour le grimdark typique de la fantasy américaine, un bon équilibre donc mais c’est le goût et les couleurs j’ai trouvé que cela manquait un peu de tripes quand même (c’est un sentiment sûrement du au rythme du roman en fait)
- il y a tout un côté
Dune avec les adicharas qui sont des arbres étranges et tordus du désert qui s’étendent tout autour de la cité dont les pétales semblent jouer le même rôle que l’épice et qu’on sent être un pièce essentiel du pouvoir des Douze Rois mais franchement ce n’est pas très bien explicité
- les navires du désert ne sont pas suffisamment mis en avant, et j’ai mis pas mal de temps avant de comprendre pourquoi une ville du désert avait quatre ports qui ne soient ni maritimes ni fluviaux… C’est ballot d’avoir fait un aussi grand effort dans le vocabulaire descriptif orientalisant, pour reprendre le vocabulaire maritime 100% anglo-saxon qui m’a un régulièrement un peu sorti de l’ambiance
- dans les 100 premières pages on a droit à un duel dans l’arène, l’attentat du souk et le survival de la nuit de Bet Zha’ir mais ensuite on retombe quand même dans le tome d’exposition, pire dans le syndrome
Brandon Sanderson c’est-à-dire qu’on on tient la jambe aux lecteurs avant de tout balancer dans les 75 dernières pages dans un déluge de twists et de cliffhangers qui obligent à lire la suite (attention au WTF du sorcier vampire traqué par un djinn démoniaque ^^)… On alterne les courses furtives à travers la cité (héritage jdr), investigations des uns et des autres (héritage jdr), les intrigues des uns et des autres (héritage jdr), jusqu’au moment où l’héroïne partagée entre son identité d’emprunt de professeur d’escrime, son identité cachée de Louve Blanche la gladiatrice et sa véritable identité de chercheuse de vérité découvre son ascendance et intègre les rangs de l’ennemi pour mieux l’abattre de l’intérieur…
- un easy reader peut ne tenir aucun compte de cela, mais en vieux routard j’ai identifié les mystères trop facilement
je me doutais que la superhéroïne avait un lien avec les Douze Rois, je me doutais qu’il y avait un lien entre les sacrifices humains et la culture des adichara, je me doutais que les épreuves rencontrés par Çeda était des indices semées par sa mère pour la préparer à son rôle de justicière tyrannicide, vu toutes les mentions de la tribu perdue / oubliée je me doutais du côté « Eclipse » de Berserk de Bet Ihman, de la nature des asirim et des motivations de vendetta d’Ahya…
A trop retarder les révélations avec de petites naïvetés dans le build up, ou tout simplement à retarder les apports d’information, l’auteur gâche un peu les effets de sa dramaturgie… C’est symptomatique qu’il faille attendre plus de ¾ du roman pour avoir le nom, la fonction et la description des Douze Rois dans le gouvernement de Sharakhaï !
D’ailleurs je ne sais s’il faut accuser l’auteur ou l’éditeur, mais marre des ouvrages aussi touffus sans dramatis personae et sans glossaire : pour l’auteur qui a cela sous la main comme outil de travail cela ne coûte rien et pour l’éditeur qui cultive la culture des gros pavés cela ne coûte que quelques pages de plus… Une fois de plus c’est les lecteurs lambda qui vont devoir si coller sur wikipédia donc basta !
Dans une trilogie bien construite chaque épisode a son importance en apportant des réponses et en apportant sa pierre à l’édifice… Cela semble être le cas ici et, et vu que le foreshadowing fait la part belle aux mystères et aux prophéties, aux malédictions et aux sombres présages, il me tarde d’avoir sous la main le tome 2 intitulé
With Blood Upon the Sand : tout un programme !
PS1: je conseille d’aller faire un petit tour par l’excellente analyse d’Apophis qui resitue bien l’ouvrage dans les évolutions récentes du genre
PS2: Il n’y a un truc que je ne comprends pas… Pat, Français expatrié outre-Atlantique, blogueur bien inséré dans les milieux SFFF nord-américains et bien considéré par eux (le fameux Pat Fantasy Hotlist), avait mis en avant l’auteur depuis ses premières armes et son coup de cœur avait été largement relayé par les blogueurs amateurs des genres de l’imaginaire. Et puis d’un coup pour plein de membre du fandom SFFF français, l’auteur semble être passé du statut d’étoile montante à celui de tâcheron sans ambition et sans imagination… En fait j’ai compris, il est édité en France par Bragelonne et comme l’on bien expliqué les caïds de cour de récré, Bragelonne ne sort que la merde c’est bien connu… Par contre pas un mot sur l’éditeur qui a acheté les droits de son cycle fantasy d’inspiration slave pour ne pas l’éditer mais surtout que personne d’autre ne puisse le faire… l’édition française dans toute sa médiocrité : l’important ce n’est pas de bien faire son travail, mais de dénigrer et de saboter celui des autres !