Je n'aurais jamais imaginé que Stella puisse écrire un roman aussi ambitieux et aussi abouti (et puis c'est super bien traduit par
Leslie Damant-Jeandel, ce qui ne gâche rien) : tout baigne du début à l’amère fin dans une ambiance froide, pesante et étouffante à la
Battlestar Galactica. Plus qu’agréablement surpris par la qualité de l’ensemble, je suis conquis !
Vous n'aimerez peut-être pas forcément Stella parce que vous avez adoré David et, a contrario, vous ne détesterez pas obligatoirement Stella parce que vous n'appréciez pas David.
L’auteure marche dans les pas des plus grands : les incontournables
Howard et
Moorcock évidemment,
Miéville et
Swainston, le
Karl Eward Wagner de
Lynortis et le
Richard Scott Bakker du
Prince du Néant, mais aussi
Steven Erikson et
Joe Abercrombie…
Pour parler fantasy francophone c’est entre l’héroïsme noir de
Fabrice Colin et la poésie noire de
Charlotte Bousquet.
La parenté avec le
Vengeance du plus moorcockien des auteurs français est vraiment intéressante mais Stella ne suit pas le chemin d’un revival Metal Hurlant à la
Bloodlust. Froideur, noirceur, nihilisme… En comparant Dave et Stella, on prend bien conscience de ce qui différencie Héroïc-Gantasy et Dark Fantasy : amours, amitiés, devoir, trahison, complots… tout est là, mais noyé dans un immense océan de désespérance.
C’est tout à l’honneur de Stella Gemmell de ne pas avoir être facilement tomber dans le fan service en singeant David Gemmell (même si les inspirations, les thèmes, les piques et les gimmicks ont fatalement un air de famille). Nous somme dans un Dark Fantasy de la plus belle eau que ne tombe pas trop facilement dans le grimm & gritty. Il s’agit de la plus force mais aussi de la plus grande faiblesse du roman, mais c’est un peu la loi du genre qui nous intéresse ici. Car on navigue tellement dans le gris foncé qu'il n'y a pas de figure à laquelle se raccrocher ou s'identifier pour vibrer. Et quand on parvient à s’attacher à l’un des nombreux personnages du roman, paf il meurt très violemment (bienvenue dans fantasy à la
G.R.R. Martin qui existait bien avant G.R.R. Martin n’en déplaise à certains Fantaisix).
Le gentil Sami se fait rôtir vivant
Ranul le martyr meurt dans l’anonymat le plus complet
Le doux Frayling, le soupirant handicapé d’Emly, se fait massacrer
Doon s’évade héroïquement de la forteresse pour se faire violer, torturer et mutiler par les siens
Stalker résiste à tout avant de se noyer stupidement dans un boyau inondé
Garett survit à tout pour mourir connement après que son épée se soit brisée
Amita qui évite tous les agents de l’Immortel se faire assassiner par ses alliés par méprise
Bartellus se la joue Shiryu de Saint Seiya en pure perte
Le flamboyant Gil Rayado ne sert que de chair à canon
Hayden, Mason et leurs milliers de révoltés ne servent que de pions
De la même manière la courte espérance de vie des personnages secondaires ne permet pas de développer les petits zooms humanistes qui donnent des raisons d’espérer en l’humanité, car ici ils concernent les morts et non les vivants…
Et c’est aussi un peu déroutant de voir ces personnages cabossés par la vie passer du plus fol espoir au désespoir le plus profond en quelques pages. Mais ainsi va la vie non ? (N’en déplaisent aux docteurs ès condition humaine et sens de la vie)

Le background ? On emprunte les de chemins défrichés par
David Gemmell, mais on lorgne sur le nihilisme howardien.
Ambition, humiliation, exploitation… les alliés d’hier sont devenus les ennemis d’aujourd’hui pour la Cité. Les guerriers peints en bleu qui ont jadis sonné la révolte ont été massacrés jusqu’au dernier (hommage aux Pictes de Bran Mac Morn ou aux Highlanders de William Wallace ?). D’autres ont pris la relève années après années et sont appelés Bleus par les Rouges de la Cité. Plutôt que rechercher un compromis on n’a pas hésité à sacrifier plusieurs générations des siens pour abattre des cités, détruire des nations, massacrer des peuples entiers. Pour les habitants de la Cité c’est la conscription universelle donc la parité absolue entre les femmes qui meurent en masse inutilement et les hommes qui meurent en masse inutilement…
Mais les frères Tisserand qui mène l’immense coalition de tous les peuples de l’Est ont un plan : l’Immortel Araeon qui dirige la Cité doit mourir quel qu’en soit le prix pour en finir avec une guerre sans fin.
Le worldbuilding est volontairement épuré pour filer l’allégorie : la Cité qui sombre peu à peu, c’est bien sûr l’Occident dévoré par une ambition sans borne qui se dévore lui-même après avoir dévoré le reste du monde… Nous sommes donc dans la très gemmellienne critique de la décadence de la civilisation en général (
Howard) ou en particulier (
Moorcock).
Bref sans compassion, pas de civilisation !

Dans la 1ère partie Bartellus, qui ressemble fort au Maximus de
Gladiator qui aurait définitivement perdu la raison, fait la connaissance des orphelins Elihah et Emly dans la boue et la fange des entrailles de la Cité. Amis achluophobes et claustrophobes ce roman n’est pas fait pour vous du tout !
En leur compagnie nous traversons les différents niveaux antiques, médiévaux et renaissance d’une ville mievillesque présentant toutes les strates géologiques de la misère humaine tandis qu’une aristocratie qui se croit au-dessus du commun des mortels (au sens propre comme au sens figuré) continue ses games of thrones qui coûtent la vie à des millions d’innocents… Être immortel c’est être éternellement blasé disait Dave dans
Waylander III : il s’agit d’une des nombreuses et riches thématiques développées par le roman.

8 ans plus tard, la 2e partie se concentre sur l’aristocrate guerrière Indaro Kerr Guillaume et ses compagnons pris au piège d’une sale guerre qui n’en finit plus. Durant la bataille de la plaine de sang, franchement difficile de distinguer les Chats Sauvage de la Troisième Maritime, les Brûleurs de Ponts de
Steven Erikson et les croisés de
Richard Scott Bakker.
Oui c’est long et peut-être lent, oui c’est froid et sans doute très noir mais j’ai vraiment ressenti l’épuisement physique et psychologique de soldats au bout du bout du rouleau que furent nos aïeux à Verdun ou Stalingrad (
Dan Abnett style ?)
La 3e partie est plus classique : on renoue avec les fils de l’intrigue dans une ambiance à la Drenaï où Bartellus en quête de vengeance fait alliance avec la mystérieuse Archange pour renverser le tyran honni.

La 4e partie est plus intimiste car en captivité Fell Aron Lee, un Parménion dépressif ressemblant fort à Mel Gibson, se remémore son passé dans un flashback terrible empruntant aux plus sanglantes tragédies antiques avec des morceaux du
Territoire des loups et de
Hunger Games : le club des 5 nous amène ainsi les 1ères révélations sur les fils l’intrigue.
Stella nous montre que la cruauté des puissants n’a aucune limite et la soif de vengeance des petites gens elle aussi.
Résistants Bleus et déserteurs Rouges font alors alliance pour mettre fin à cette horrible et interminable guerre…

On croit que les choses vont enfin bien tourner pour nos personnages si malmenés depuis le début du roman, et bien pas du tout car la 5e partie nous met encore plus la tête sous l’eau en nous dévoilant le monstrueux visage des frères Vincerii à travers les yeux de la courtisane Petina, de l’espionne Amita et du conjuré Riis.
Je n’avais rien lu d’aussi sombre et amer depuis
Le Royaume des Chimères du maître
R.E. Howard.
Le massacre du Petit Opéra est pire encore que celui des Noces Pourpres de Martin.
A ce moment on comprend que cela va très mal finir pour tout le monde…
La 6e partie accélère le rythme : les chapitres sont plus courts, les POV alternent plus vite. L’échiquier met ses pions en place pour le Jour des Offrandes alors que tout s’annonce sous les pires auspices avec la multiplication des trahisons.

Remember le dernier combat d’Argurios dans
Troie ! Remember le Seigneur Maître de
L’Empire ultime de
Sanderson !
La 7e partie accumule les révélations, les cataclysmes, les grands drames et les grands actes d’héroïsme.
L’apport d’un grand nombre d’informations s’avère déroutant car on s’aperçoit que le Destin est en marche depuis le départ et le martyr de Ranul, bien aidés par une éminence grise encore plus pourrie et manipulatrice que le Littlefinger du
TdF.
Passionnant, intelligent, émotionnel… Plus qu’un 1er roman excellent, une œuvre ambitieuse à laquelle il ne manque vraiment pas grand-chose pour être une référence. Mais un roman pas toujours facile d’accès car il faut brancher ses neurones pour reconstituer à partir des POV de personnages à la courte espérance de vie la trame d’un roman non linéaire et combler les non dits à la
Hérodote,
Thucydide ou
Tacite qui parsèment le récit (d’autant plus qu’on reste volontaire évasif sur les pouvoirs des Serafims et qu’on laisse des portes entrouvertes pour une suite éventuelle).
Un joyau pas aussi bien taillé qu’on le souhaiterait, mais un beau joyau tout de même.
Alors oui si on est très exigeant cela peut manquer de cinématogaphie dans la mise en scène par rapport à Dave, donc d’efficacité ou d’intensité, mais de là à parler d’un roman plan-plan sans talent réel ni étincelle ou de 500 pages d’exposition qui débouche sur un dénouement creux et maladroit comme ose l’écrire Elbakin.net il faut vraiment être un gros blasé qui a mangé des cailloux. Car peu importe le nom sur la couverture, il semble difficile de mettre moins de 8,5 à un roman aussi réussi, quand bien même n’est-il pas totalement abouti pour autant.